L'urgence pour l'État belge est de donner du sens, de proposer un avenir commun
Publié
le
10 avril 2021
dans
Coronavirus
par
Jean-François
Nandrin
La seiche, ce mollusque passe avec succès le test du marshmallow, a-t-on appris en ces pages.
Ce test confronte des enfants à un choix difficile à leur âge: manger un bonbon tout de suite, ou résister au plaisir immédiat et en recevoir deux. La seiche sait donc postposer la dégustation d’un crabe pour en recevoir deux…
Or, dans la crise que nous vivons, l'urgence ressentie de poser des actes liés à une certaine idée de notre liberté aboutit à mettre en cause celle-ci. En souffrent le plus les personnes qui jugeaient déjà les règles insupportables.
On a lu également en ces pages un intéressant témoignage d’une jeune (et les étudiants qui se sont exprimés ici représentent notre vraie jeunesse majoritaire, telle que je la connais depuis le début de la pandémie) : "Que m’avait-on promis concernant ma vingtaine? Des années d’insouciance, d’euphorie, de plénitude", écrivait-elle. Mais qui lui a promis cela? Qui lui a dit que passés ses 20 ans, jeunesse et plénitude seraient finis? Mensonges d’un monde de consommation ludique, de l’obligation d’être heureux (et de promettre ce bonheur sous peine de ne pas être aimé ?).
Tout en souhaitant le bonheur pour mes élèves, je ne leur promettrais jamais l’insouciance dans une période aussi difficile que l’adolescence, les études et l’entrée dans la vie. Les Grecs ne situaient pas "l’acmé", le sommet de la vie, à 40 ans pour rien ! Cette résistance aux règles a trouvé dès le début une justification par la critique de juristes et la crainte que l’État continue à prendre de façon arbitraire des décisions atteignant à nos droits. Ce n’est pas tombée dans l’oreille de sourds ; de malins non plus. Je suis juridiquement d’accord ; cependant, cible-t-on le bon danger ?
Plus qu’un problème d’immédiateté ou de droit, il y a un problème de sens. Au nom de quoi attendre?
Des étudiantes de 19 ans écrivent ici comme des personnes sans perspective. Les partis épuisent depuis des années la démocratie en libertés de plus en plus individuelles tous azimuts, sans plus offrir de direction commune: "moi, libre, mais pour quoi ?" Lourde responsabilité.
Au commencement du totalitarisme n’est pas la décision illégale (on est alors loin !) mais justement la perte de sens, de raison et de racines : le "sujet idéal de la domination totalitaire" est celui pour qui "la distinction entre faits et fiction (réalité de l'expérience) et la distinction entre vrai et faux (normes de pensée) n'existent plus" (1).
Cette échappée loin de la raison et de la réalité permet de masquer notre difficulté à comprendre un monde sans cesse plus complexe – alors que nous avons besoin de cohérence ; elle résiste bien aux arguments rationnels, disqualifiés du seul fait qu’ils défendent "un monde que les masses désemparées ne peuvent ni ne veulent accepter" (2). Au pire, elle ouvre à l’adhésion totale à qui affirme avoir "la" vérité : religion, parti, idéologie.
La vraie inquiétude n’est donc pas ces Arrêtés, mais l’acceptation de ces fantasmes se donnant comme lecture absolue du monde. L’effacement progressif de l’Histoire et des références culturelles dans les écoles au profit de "réflexions" et de "citoyenneté" amène à réfléchir dans un pur présent qui juge le passé de manière anachronique et en n’en ayant souvent que peu de connaissance. L'histoire officielle est une farce, il y a un complot. Du passé faisons table rase : cela permettra de construire ce qu’on veut face à des masses dénuées de toute référence pour comparer. Belle perspective pour tous les candidats Big Brother.
S’il est urgent que l’État légalise ses décisions liées à la crise sanitaire, il l’est donc tout autant qu’il donne du sens, un avenir commun. La Belgique en 2100, c’est quelle "cité" (et non, un agglomérat d’individus chacun libre pour lui cela ne fait pas un citoyen) ? Construisons-la ! Cela commence par des gouvernants qui tiennent le gouvernail alors que depuis un an ils suivent les événements, se contredisent (ce qui n’aide pas à trouver du sens) et montrent plus d’empressement à complaire et à construire des usines à gaz (la vaccination !) que d’effets dont on puisse être fiers et qui puissent nous lier.
Chez les animaux comme chez l’homme, la réussite du test du marshmallow est liée à de meilleures chances de réussite dans la vie. Apprendre à postposer l’obtention immédiate du bonheur pour construire un lendemain commun ; renoncer à une liberté que les Grecs auraient considérée comme celle d’esclaves – d’esclaves de l’immédiat. A un enfant, on peut expliquer le test ; chez l’animal, on ne peut que créer l'expérience du lien de cause à effet. Ce nouveau confinement montre que ni explication ni expérience (maintenant répétée) ne donnent à certains la sagesse d'une seiche. A qui la faute ?
>>> (1) Arendt, Les Origines du totalitarisme., Quarto Gallimard, 2002, p. 832.
>>> (2) Ibidem.
Source : La Libre