L’employeur est souvent démuni face aux demandes religieuses de ses employés

Publié le 20 septembre 2022
dans Laïcité
par Léopold Vanbellingen

L’employeur est souvent démuni face aux demandes religieuses de ses employés

Que peut faire un manager quand un de ses employés demande de prier sur son lieu de travail ou souhaite porter un signe ostensible témoignant de sa foi ? Ces demandes sont-elles légitimes ? Telle est la question qui soutient la thèse de Léopold Vanbellingen publiée chez Bruylant sous le titre La Neutralité de l'entreprise face aux expressions religieuses du travailleur. Face à ces revendications, de plus en plus d'entreprises privées imposent une neutralité religieuse qui empêche toute expression des convictions religieuses sur le lieu de travail. Cela est-il respectueux des droits des travailleurs ? Quand commence la discrimination ? Dans son ouvrage, le jeune chercheur belge, membre de l'institut de recherche "Religions, spiritualités, cultures, sociétés" et chercheur à la Chaire des droits des religions de l'UCLouvain, analyse rigoureusement ce que le droit belge (et ses évolutions) dit de ces questions.

Le religieux n’est pas davantage présent qu’auparavant au sein des entreprises, mais il est plus souvent conflictuel, écrivez-vous. Comment l’expliquer ?

Durant des décennies, il y avait une forme de symbiose entre une grande partie de la population belge qui était chrétienne, et une organisation sociale qui correspondait à ce qu’attendaient les chrétiens. L’exemple type est celui des jours fériés qui se conjuguaient aux fêtes chrétiennes. Il n’y avait donc pas de demandes récurrentes de la part d’employés croyants de pouvoir prendre congé lors des fêtes religieuses. Aujourd’hui, par contre, le travailleur musulman qui veut se libérer pour célébrer l’Aïd doit s’organiser. Notons qu’il y a aussi des évolutions sociétales récentes : la visibilité et la manifestation du religieux sont plus importantes qu’auparavant, pensons simplement au foulard islamique.

 

La question du religieux au sein des entreprises se pose-t-elle le plus souvent par rapport à l’islam ?

Si on regarde ce qui arrive devant les tribunaux, on observe que les questions religieuses relatives à l'islam sont majoritaires. Dans le cadre de ma thèse, j'ai également collaboré durant six mois avec Unia (service public indépendant de lutte contre la discrimination et de promotion de l'égalité des chances NdlR), et, si de nombreux dossiers touchaient à l'islam, ce n'était pas l'entièreté. Les chrétiens soulèvent notamment des questions liées à l'objection de conscience dans le cadre des soins de santé. Il me semble d'ailleurs qu'on touche là à un enjeu majeur, car de telles demandes relèvent de convictions fondamentales. J'ajouterais enfin que toutes les demandes religieuses au sein des entreprises n'engendrent pas systématiquement des conflits : la plupart se règlent de manière consensuelle entre l'employeur et l'employé.

Les employeurs et les managers semblent cependant souvent dépassés, pourquoi ?

L’enjeu, lorsqu’un employé demande une dérogation pour un motif religieux, c’est de trouver une solution qui respecte à la fois la liberté et les nécessités de l’entreprise, et les droits des travailleurs. Cet arbitrage est très difficile car, pour le droit, la conviction religieuse couvre toute conviction profonde et sincère. Il a en effet considéré que la liberté religieuse est la liberté d’avoir des convictions auxquelles on adhère sincèrement, sans que cela fasse référence à un prescrit d’une autorité confessionnelle. Sa conception de la religion est donc subjective et individuelle. Cela a pour conséquence que l’employeur est souvent démuni pour juger si telle ou telle demande individuelle relève vraiment des libertés fondamentales et mérite une dérogation particulière.

Une autre difficulté, écrivez-vous, est que les entreprises font appel à la notion de neutralité, qui est tellement floue que le droit ne peut s’appuyer sur elle.

Oui, chacun met ce qu’il souhaite derrière le mot de "neutralité". Dans l’écrasante majorité des cas, cependant, la neutralité est envisagée dans une perspective restrictive : l’entreprise restreint ou interdit l’expression religieuse. Ce qui est intéressant, c’est de comprendre pourquoi. Il est rare que l’employeur soit un excité de la neutralité. Il cherche plutôt à favoriser l’efficacité de son activité et la bonne image externe que donne celle-ci. La neutralité repose donc souvent sur des motivations économiques, même si le risque existe qu’elles deviennent idéologiques ou antireligieuses.

Certaines entreprises invoquent la neutralité en amont pour se prémunir de tout arbitrage religieux et écarter toute demande de ce type. Cela fonctionne-t-il, et cela est-il conforme au droit ?

Dans les faits, cela ne fonctionne pas toujours. Le droit européen est plutôt sensible à une telle invocation de la neutralité en amont de tout conflit, mais ceux-ci se gèrent néanmoins toujours au cas par cas. Affirmer que l’on a dit que son entreprise était neutre pour écarter toute discussion confessionnelle n’est donc pas suffisant.

Au regard du droit, certains arguments sont-ils plus forts que d’autres ? Ceux invoquant la neutralité en vue du bon fonctionnement interne de l’entreprise, ou au regard de son image externe ?

Quand la neutralité est invoquée pour des raisons instrumentales, le droit lui donne plus facilement raison. Ce qu’il observera toujours cependant, c’est la sincérité des mesures (servent-elles vraiment l’efficacité ?) et leur cohérence (ne discriminent-elles aucune confession ?). À cet égard, les discussions entre avocats sont très souvent serrées et complexes.

La question de la place du religieux dans une entreprise relèvera-t-elle donc toujours du cas par cas ? Aucune loi définitive et générale ne pourra statuer sur ce point ?

Grosso modo, non. En France, un article a été introduit en 2016 dans le Code du travail. Il donne un a priori positif à l’invocation de la neutralité, mais il n’évite pas toutes les questions relatives à la sincérité et à la cohérence des restrictions prises par les employeurs.

Pour régler ces conflits, vous évoquez des pistes extrajudiciaires. Les accords à l’amiable sont-ils à favoriser par-dessus tout ?

Oui. À l’occasion de la parution de son dernier livre, la juge Manuella Cadelli affirme que privilégier l’arbitrage et la négociation, c’est faire droit aux rapports de force et cela revient à sortir d’une société de justice. Je serai plus nuancé : il est possible de trouver une voie médiane. Unia, lorsqu’il est saisi d’un cas de possible discrimination, privilégie la négociation. Son grand principe est de rechercher le "plus grand dénominateur commun" qui offre une solution pour le plus grand nombre. Si quelqu’un demande un local pour prier sur son lieu de travail, Unia va proposer de réfléchir à la possibilité d’installer un local de silence disponible aussi bien pour les personnes qui veulent prier que pour celles qui veulent se reposer ou méditer. Le but est d’élargir la question et de ne pas la cristalliser autour de sa dimension religieuse.

Plus globalement, il est toujours positif de pouvoir discuter ouvertement des questions religieuses. Certains juristes conseillent de ne pas évoquer ces questions lors de l’entretien d’embauche pour ne pas que cela soit vu comme étant possiblement discriminatoire. Je pense pourtant qu’il est important de pouvoir anticiper ces questions, d’en parler le plus rapidement et ouvertement possible. Pour cela, l’entreprise doit être cohérente : savoir où elle veut aller et clarifier ses valeurs pour que l’employé sache à quoi s’attendre. Pour une entreprise, cela peut soulever des questions parfois très profondes. Comment considère-t-elle la démocratie interne ? Comment se voit-elle ? A-t-elle juste pour ambition de faire des bénéfices, ou se considère-t-elle comme une communauté, munie de valeurs que doivent partager ses employés ?

Vous dites que la neutralité est très souvent appliquée de manière restrictive dans les entreprises. Est-ce que cela influence la conception que nous avons de la neutralité de l’État ?

Je pense que oui, dans le sens où plusieurs arrêts juridiques différents ont témoigné d’une conception plurielle de la neutralité qui ne s’applique plus partout de la même manière. Dans les débats juridiques ou médiatiques, on demande souvent que l’État tranche de telles questions relatives à la neutralité, mais on voit que la réalité prend un chemin différent et qu’une pluralité de neutralités s’installe en Belgique. Certaines institutions vont donc adopter une neutralité restrictive (comme dans la haute école Francisco Ferrer de la Ville de Bruxelles), d’autres plus inclusive (comme dans les administrations de Gand ou Louvain). On va sans doute vers ce modèle-là.

Cela semble contradictoire avec la volonté de certains politiques d’inscrire une fois pour toutes le principe de laïcité dans la Constitution…

Cette inscription symbolique ne réglerait rien dans les faits, car il n’y aura toujours pas de consensus sur le sens que l’on donne à la laïcité. On observe par ailleurs - même en France - que la séparation totale entre les cultes et l’État n’est pas possible. L’État doit inévitablement, à une occasion ou à une autre, prendre en considération le fait religieux.

Les entreprises invoquent de plus en plus souvent la neutralité, et s’engagent pour autant régulièrement sur des questions de société, liées au climat ou à la défense des minorités par exemple. Est-ce contradictoire ?

Je pense qu’elles ne le voient pas comme contradictoire, car elles font la distinction entre ce qui relève de la religion et ce qui relève du sociétal ou des droits fondamentaux. La difficulté, c’est que parfois les employeurs semblent oublier que tel ou tel positionnement, bien qu’il soit vu comme participant du "progrès", est orienté idéologiquement ou politiquement. De même, les employés n’ont pas toujours signé un contrat de travail qui leur demandait d’afficher certaines valeurs.

Qu’en est-il des employés qui expriment des opinions politiques tranchées sur les réseaux sociaux par exemple ? Y a-t-il des balises légales claires en la matière ?

Là aussi, c’est du cas par cas. Tout dépend si l’entreprise est engagée dans certains combats (telle une ONG qui milite en faveur du climat), ou si l’employé tient une fonction de premier plan. Là aussi, d’importantes questions liées au conformisme idéologique se posent : le danger est que, par sécurité, l’entreprise réduise la liberté de parole publique de ses employés en dehors des heures de travail.

Source : La Libre