La science serait-elle en burn-out?

Publié le 16 janvier 2021
dans Science
par Dominique Lambert , Mathias Girel , Cédric Grimoult

La science serait-elle en burn-out?

Un article de Simon Brunfaut.


En ce début janvier, on apprenait que le commissaire du gouvernement à la lutte contre le coronavirus, Pedro Facon, serait absent durant les prochaines semaines pour des raisons de santé. Très vite, l’information se précise: il s’agit d’un burn-out. Mais n’est-ce pas, d’une certaine manière, toute la communauté scientifique qui montre des signes de fatigue et de lassitude? 

       Cette pandémie a mis l’ensemble de la communauté scientifique à rude épreuve. Elle a constitué un défi de taille pour les scientifiques, qui se sont retrouvés, quasiment du jour au lendemain, et souvent bien malgré eux, sur le devant de la scène. Habitués au silence de leurs labos, ils ont débarqué sur les plateaux télé. On leur a tendu les micros. Certains se sont transformés en polémistes. D’autres ont reçu des menaces de mort. Ils ont parfois été en désaccord entre eux, se sont contredits, donnant cette impression désagréable de confusion au grand public.

       Dans un entretien qu’il nous accordait en octobre, l’économiste Olivier Babeau faisait le constat que "c’est peut-être la nouveauté qu’a apportée cette crise: jusqu’ici on espérait encore en la science. Elle était le dernier rempart. Depuis quelques mois, elle s’est grandement affaiblie. On pensait qu’il fallait que la science entre dans le débat public pour qu’elle lui apporte sa méthode, sa rationalité,  la vertu de son doute contre les mauvaises certitudes, les effets bénéfiques de son jugement collégial, etc. C’est le contraire qui s’est produit: au lieu de voir la science rentrer dans le débat public, c’est le débat public qui est entré dans la science. Les errements du débat public se sont immiscés dans le dialogue scientifique."

Les scientifiques, qui manient les probabilités et les hypothèses, ont dû s’adapter au temps court et à l’urgence de la crise. Souvent confrontés à un besoin de réponses immédiates, à l’impatience, au découragement et à l’incompréhension de l’opinion publique, ils se sont bien souvent retrouvés désemparés, forcés de constater qu’en ce cas leur humilité et leur aptitude au doute étaient moins un atout qu’un handicap. "Dans une société de punchline, le scientifique ne peut pas développer une argumentation, nous explique l’historien des sciences Cédric Grimoult. La vérité n’est pas dans le slogan. Pour élaborer et nuancer, il faut du temps. Pasteur disait: laissez la vérité faire son chemin." 

"Il y a eu une interrogation, au sein de la communauté scientifique, au sujet de l’emballement de la recherche", remarque pour sa part le philosophe des sciences Mathias Girel. "La pression temporelle ne fait pas forcément bon ménage avec la science. Durant cette crise, sur les serveurs de 'preprints', bioarXiv par exemple, il y a eu énormément de productions scientifiques de qualité, mais il a fallu aussi démêler le bon grain de l’ivraie, faire face au flux des publications. Cette épidémie a été une espèce de 'stress test' pour toute la communauté scientifique: en période de crise, comment faire pour apporter une réponse dans un temps limité sans faire de concession sur le plan de l’intégrité scientifique?"

Le rythme de la science

Bien évidemment, l’unanimité au sujet d’une question scientifique prend du temps à se constituer: "Un grand nombre de gens ont découvert que la science n'est pas un ensemble de savoirs fossilisés, constate Cédric Grimoult. La science en train de se faire est une activité de combat et de polémique sur des sujets qui ne sont pas tranchés. Mais ces polémiques sont tout à fait saines et normales, elles permettent d’explorer le maximum de pistes. Les scientifiques mettent du temps pour parvenir à un consensus au sujet d'une question. C'est notamment ce qui s'est passé avec le GIEC à propos du réchauffement climatique. Nos contemporains semblaient l’ignorer jusqu'ici, car les gens ne savent plus ce qu’est la science et comment elle fonctionne."

Il est évidemment tout à fait normal que la science soit soumise à la discussion et à la critique, car, comme le notait le physicien Etienne Klein dans un entretien qu’il nous avait accordé en mai, "la science est républicaine, au sens où elle est 'affaire publique': les connaissances scientifiques doivent pouvoir circuler à l’air libre, se répandre et s’enseigner sans rencontrer trop d’obstacles." Il précisait cependant: "Mais les résultats de la science ne se décident pas par le recours à des sondages. Imaginez qu’on ait organisé en octobre 1905 un sondage sur la théorie de la relativité qu’Einstein venait de publier. La majorité des gens – y compris des physiciens! – auraient sans doute voté contre... Je suis bien sûr conscient qu’il y a aussi des zones grises, où la vérité est ambivalente. Mais de là à laisser entendre que croyances et connaissances se valent, qu’une connaissance ne serait jamais que la croyance d’une communauté particulière, il y a un pas que je ne me résous pas à franchir. D’autant que cet amalgame donne une prime à celui qui crie le plus fort et se montre le plus, notamment sur les réseaux sociaux."

Cacophonie médiatique

Le problème ne serait  donc pas tant que la science soit discutée, mais bien qu’elle soit discutée dans un cadre problématique, celui des réseaux sociaux: "Le problème vient en partie de ce qu’aujourd’hui circulent dans les mêmes canaux de communication des éléments qui ont des statuts cognitifs très différents: il peut s’agir de connaissances, de croyances, d’informations, de commentaires, d’opinions, de bobards. Leur juxtaposition médiatique fait que leurs statuts se contaminent ou s’amalgament: les connaissances passent pour des croyances, les opinions pour des informations, les bobards pour des connaissances, etc. Cela crée une énorme confusion." La situation actuelle est en effet paradoxale: "La connaissance ne cesse de progresser, mais, à côté de cela, nous vivons une crise de l’objectivité" résume Mathias Girel. 

"Ce qui est inédit, ce n’est pas cette crise de la vérité (il y en a eu plusieurs dans l’histoire de la pensée), c’est plutôt la rapidité avec laquelle se propagent, grâce aux réseaux de communication, les erreurs, la désinformation délibérée et certaines attitudes qui traduisent une indifférence à la vérité et même à l’erreur", nous explique le philosophe des sciences Dominique Lambert, professeur aux facultés universitaires de Namur. "La crise a peut-être montré la nécessité de l’exercice d’une raison à la fois ouverte, critique, mais exigeante, capable de faire le tri entre ce qui est rationnel et ce qui est irrationnel, mais aussi entre ce qui est raisonnable, quoique non-totalement rationnel, et ce qui est proprement déraisonnable."

Aux origines de la défiance populaire

Mais peut-on parler d’un véritable climat de défiance envers la science aujourd’hui? La multiplication des croyances alternatives signe-t-elle le retour de l'obscurantisme? Notre confiance en la science s’est-elle donc érodée durant cette crise, à cause d’elle? "Autour des grands évènements ont toujours pullulé des rumeurs et des complots. Nous avons la mémoire courte à ce sujet", commence par nous dire Cédric Grimoult. "Les sciences n’appartiennent pas au domaine de la confiance, insiste-t-il.  Ça n’a pas de sens de parler de 'confiance' envers une connaissance vérifiée. Elle doit être acceptée comme telle, ou bien réfutée. 2+2=4, point final." 

Mais où prend-elle sa source cette défiance actuelle? Pourquoi avons-nous l’impression qu’elle est à son climax? "Cette défiance envers la science remonte au moins aux années 1970/1980, nous explique-t-il encore:  à cette époque, on a pu constater, dans nos sociétés, des angoisses sourdes concernant les crises sanitaires et les catastrophes industrielles. Ces angoisses ont rejailli sur la science. L’énergie nucléaire et les OGM sont, par exemple, des facteurs anxiogènes. Et puis, il y a eu une vogue pour le relativisme, y compris au sein des sciences humaines. Au nom du pluralisme, les gens qui contestent les sciences auraient le droit de tenir n’importe quel discours.

Enfin, à côté de cela, on a assisté à une revitalisation du religieux, qui cherche à tenir la science à distance. Ces différents facteurs contribuent aujourd’hui à créer un malaise bien réel." Celui-ci ne doit pas être pris à la légère: "Nous devons être attentifs: la place de la science dans la société peut changer. Il y a eu les dérives eugénistes du régime nazi ou l’affaire Lyssenko en URSS. Un retour en arrière est toujours possible. À force de dévaluer la science, l’obscurantisme gagne du terrain. À chaque génération, il faut donc expliquer à nouveau. C’est un travail qui doit être permanent."

Combien d’entre nous sont capables de citer les noms de cinq prix Nobel de physique ou de chimie? Bien sûr, nous connaissons Einstein ou Marie Curie, mais sommes-nous capables d’expliquer ce qu'ils ont fait?: "Il y a beaucoup de choses que nous savons tous, nous explique encore Étienne Klein: par exemple que la Terre tourne autour du Soleil, qui lui-même tourne autour du centre de la galaxie; que les espèces vivantes évoluent; que l’univers est en expansion, etc. Mais saurions-nous raconter quand, comment et par qui ces découvertes ont été établies? Pourrions-nous expliciter les arguments qu’elles ont fait se combattre? Serions-nous capables d’expliquer comment certaines thèses ou certains faits sont parvenus à convaincre, à clore les discussions? Reconnaissons humblement que non, nous ne savons pas répondre à ces questions.

Cette mauvaise connaissance que nous avons de nos connaissances nous empêche de dire ce par quoi elles se distinguent de simples croyances. Et c’est la raison pour laquelle la vulgarisation scientifique est si importante: pour tenter d’améliorer la situation, nous, les scientifiques, devons mieux expliciter comment, au cours de l’histoire des idées, certaines connaissances scientifiques sont devenues telles." Mais, derrière cet enjeu titanesque de la vulgarisation, un triste constat: "La science n’est tout simplement plus valorisée dans notre société", déplore Cedric Grimoult.

Politique et science, deux domaines à ne pas confondre

"Depuis de nombreuses années, on peut observer un désengagement massif des États vis-à-vis des scientifiques." Un monde politique qui cristallise d'ailleurs majoritairement les défiances, selon Mathias Girel: "Il existe une défiance envers le politique qui rejaillit sur la science, mais je ne pense pas qu’il y ait en soi une défiance à l’égard de la science." En creux, c’est donc un enjeu démocratique qui apparaît ici: "Il n’est pas nécessaire de savoir résoudre des équations scientifiques compliquées pour être un citoyen éclairé, ajoute-t-il. Ne pas comprendre les subtilités de la mécanique quantique ne devrait pas empêcher le citoyen d’être capable d’appréhender certaines questions, si elles sont présentées clairement." 

Si l’on peut imaginer qu'à l'avenir la science aura plus de poids dans le cadre de la prise de décision politique, il ne faudrait cependant pas confondre les deux domaines: "Durant cette crise, la politique s’est retranchée derrière l'expertise scientifique, constate encore Cédric Grimoult. Mais les savants ne sont pas faits pour prendre des décisions politiques. C'est aux hommes politiques de prendre leur responsabilité."  Ce que confirme Dominique Lambert: "Si le statut des sciences est incontournable pour éclairer une décision, cela ne signifie pas que la décision politique, économique, sociale se réduisent à une procédure strictement scientifique.

Plusieurs solutions scientifiques étant possibles, le choix effectué par le politique peut procéder d’un système de valeurs qui n’est pas dicté par la science. La crise aura peut-être marqué la différence de statut entre la pensée scientifique et le 'jugement prudentiel' où intervient la référence aux fins visées (bien commun, justice sociale, solidarité…), les contraintes spécifiques des contextes contingents."  

Logique scientifique

       Au-delà de toutes ces interrogations, un point positif se dégage indéniablement de cette crise: "le vaccin a été mis au point en moins d’un an, c’est un exploit scientifique inédit", se réjouit Mathias Girel. Il ne faudrait pas minimiser cet accomplissement, qui révèle à quel point la science est plus que jamais nécessaire dans le contexte actuel: "On n'a jamais autant eu besoin de réaliser des grandes découvertes en matière de santé, d’alimentation ou d’énergie" ajoute Cedric Griboult. Selon Dominique Lambert, "la crise révèle qu’il est important de montrer le caractère indispensable de la science, en tant qu’accès à la connaissance et à la maîtrise des réalités empiriques, mais aussi combien il est important de penser correctement son articulation à la société et aux décisions qui engagent son avenir."

À trop considérer la science en fonction de logiques strictement économiques et d’agendas politiques, on en oublierait presque qu’elle reste l’incarnation par excellence de ce besoin humain de connaître et d’exercer sa curiosité. "La magie de la science, c’est qu’on ne sait jamais où va se trouver l’innovation, conclut Mathias Girel. C’est pourquoi il faut à tout prix conserver la diversité et la pluralité de la recherche fondamentale, même si on ne perçoit pas clairement l’intérêt immédiat."  

 

Source : L'Echo