Non, "tout" n'est pas "politique"
Publié
le
24 octobre 2020
dans
Démocratie & Citoyenneté
par
Jean-Baptiste
Ghins
Bannière de mai 68, le syntagme « tout est politique » revient à la mode. Récemment, Costa Gavras, réalisateur du film Amen (2002), l’a mobilisé au cours d’une interview, tout comme le député français François Run, figure indispensable de la France Insoumise. Attribué tantôt à Antonio Gramsci, tantôt à Thomas Mann, l’aphorisme trouve un écho jusque dans l’œuvre de Carl Schmitt. Sa variante, la formule « le personnel est politique », popularisée par l’auteure américaine Carol Hanisch en 1969, tient lieu de prémisse incontournable pour de nombreuses féministes.
Bien que son sens puisse varier, l’expression « tout est politique » semble généralement signifier ceci : tout ce que fait l’humain a une signification politique. Autrement dit, chacun des gestes que nous posons participe, directement ou indirectement, à la mise en place d’un certain modèle de société. L’exemple le plus probant de cette construction continue est sans doute celui de la consommation : chaque fois que je fais le choix d’acheter tel ou tel produit, j’entretiens le système de production qui le sous-tend. Ainsi, puisque tout geste est moteur de l’organisation de la vie commune, et que cette organisation est précisément « la politique », « tout est politique ».
Un avantage purement moral
Quelles sont les conséquences de cet axiome ? D’un point de vue positif, il a le mérite de révéler à l’humain le lien inaliénable qu’il entretient avec autrui, et par là même suscite une responsabilisation des individus. « Animaux politiques » selon Aristote, nous évoluons en eet toujours parmi d’autres, et devons certainement prendre acte de l’impact perpétuel que nous exerçons sur ces derniers. Corollaire de ce premier élément, la prise en compte de la dimension politique de nos comportements réveille l’exercice critique, nous rendant attentifs aux mécanismes qui, de manière insidieuse, perpétuent les injustices.
Cependant, de tels avantages sont fondamentalement moraux. Qu’est-ce que cela signifie ? Que l’armation « tout est politique » a pour vocation première d’appliquer une exigence de vertu aux citoyens. « Tout est politique » donc « rien n’est anodin », et chaque action engage l’humain de telle sorte que, si l’erreur venait à surgir, il aurait à en répondre devant l’intégralité des citoyens auxquels il est indissolublement lié. La sentence « tout est politique » marque ainsi la soumission du politique à la sphère morale, au sens où l’objectif que sert un tel axiome n’est pas tant l’organisation de la vie collective que l’éducation des volontés individuelles par l’intermédiaire du contrôle social. Quelles sont les dicultés qui résultent d’une telle réduction du politique au moral ?
Incontournables dicultés
La première vient de ce que la sphère morale est intransigeante. Elle ne se satisfait que de la pureté, qui par essence nous est étrangère. Par conséquent, donner à la multiplicité des égarements humains une portée politique signifierait façonner une foule d’impardonnables, donc d’exclus. Car si « tout est politique », tout un chacun commettra, à un moment donné, une faute d’ordre politique, donc une faute qui portera atteinte à la communauté dans son entièreté. Autrement dit, une faute qui justifiera l’ostracisation. À ce sujet, on peut s’étonner de la joie qu’éprouvent certains à voir tomber sur la tête d’autrui le bâton de la « cancel culture », sans s’inquiéter que ce bâton puisse les atteindre un jour eux-mêmes.
Seconde diculté : dire que « tout est politique » revient à considérer la circulation des idées à travers le seul prisme des rapports de force. Dans une cité perçue comme une arène où s’arontent en permanence des mouvements politiques antagonistes, l’enjeu n’est plus de convaincre, mais d’occuper la plus large portion possible de l’espace public. Terminé le souci de prendre acte de la réalité de l’autre afin d’imaginer collectivement le moyen d’œuvrer à un avenir meilleur, seul importe désormais le nombre : le nombre de « likes », de « vues », de « partages » et de « retweets ». Celles et ceux qui se réjouissent de ce mécanisme bourrin quand il va dans leur sens feraient bien de regarder du côté du camp adverse pour constater que l’extrême droite fleurit dans le même pot, en témoigne le succès massif du Vlaams Belang sur les réseaux sociaux. « Pour les Identitaires, la maxime « tout est politique » signifie que, dans le désert d’un âge tiède et conformiste, le cœur palpitant du radicalisme doit battre partout. » résume brillamment José Pedro Zùquete, chercheur en sciences politiques à l’Université de Lisbonne.
En réalité, ces conséquences résultent toutes deux d’une ultime diculté : la négation de la spécificité du moment politique. Si « tout est politique », rien ne l’est, et la première sacrifiée sous ce slogan est la politique elle-même. Politiser la société sous l’ordre du « tout est politique » revient en eet à transposer sans filtre les revendications désordonnées qui habitent la sphère sociale sur la scène publique. Les individus « politisés » qui émergent alors ne sont rien d’autre qu’une suite de « moi je » qui ne se soucient en rien d’entrer en dialogue avec autrui mais n’aspirent qu’à prendre le plus de place possible dans une gigantesque cacophonie aux allures de querelle d’ivrognes. Une telle politisation, dont l’expression la plus aboutie est le flux de propos haineux qui se déversent sans complexe sur les réseaux sociaux, signe en définitive la mort de ce moment rare et précieux qu’est la politique.
Retrouver l’ essence de la politique
Le moment politique, à en croire Hannah Arendt, est en eet celui où se réunissent les citoyennes et citoyens afin de décider des lois communes qui régissent la cité. Il est intrinsèquement lié à l’usage de la parole dans la communication entre personnes d’égale dignité. Un tel exercice présuppose de considérer chacune et chacun comme un être doué de raison, capable de s’émanciper des intérêts qui l’encombrent dans la sphère sociale afin d’initier librement quelque chose d’authentiquement nouveau. S’il concerne bien toutes les aaires humaines, puisque la loi s’applique toujours et en tous lieux, il n’est en lui-même pas permanent. Au contraire, le moment politique est, on le comprend, bien trop rare.
Il n’est pas anodin qu’Arendt fasse tant cas du « pardon » lorsqu’elle discute de l’action politique, car le pardon est bien sa condition de possibilité. Je dois d’abord pardonner l’autre pour tout ce qu’il a pu être afin d’accepter qu’il puisse être diérent de la somme de ses fautes. Je dois ensuite le pardonner pour ce que son action authentiquement libre génèrera d’insatisfaisant. Pour illustrer ceci, je ne peux que citer Nick Cave – chanteur à qui l’on doit l’immortelle Into My Arms – qui écrivait, en août dernier : « La miséricorde nous confère la capacité de s’engager ouvertement dans une conversation libre – une extension de l’exploration collective du bien commun. Si la miséricorde est notre guide, nous jouissons d’un filet de sécurité de considération mutuelle et nous pouvons, pour citer Oscar Wilde, « jouer gracieusement avec les idées. » »
Que le moment politique soit presque inexistant dans nos sociétés devrait nous alarmer. Car si nous n’évacuons pas toutes les frustrations qui s’engrangent dans la sphère sociale par le haut, si notre catharsis n’est pas la discussion éclairée à propos de notre avenir commun, alors elle prendra nécessairement une forme violente, qui bénéficiera toujours au plus brutal. Or nous ne créerons pas d’espaces politiques par l’extension du domaine de la morale – qui par ailleurs est essentielle dans la sphère sociale – mais bien par l’avènement d’une « éthique de la discussion », dont nous devons garantir l’exercice au sein d’espaces dont personne ne devrait être exclu.
Source : Le Soir