Peut-on se rapporter à son propre corps comme à "une chose" dont on a la propriété?

Publié le 3 novembre 2022
dans Bioéthique
par Laura Rizzerio

Peut-on se rapporter à son propre corps comme à

Le principe de la "libre disposition de soi" est souvent invoqué comme critère décisif dans certains débats éthiques (avortement, euthanasie, soins, don d’organes, drogues, prostitution, etc.). On y affirme que chacun a le droit de décider en toute autonomie à propos de ce qu’il souhaite pour son propre corps, ce qui semble légitime. Le problème réside dans le fait que, souvent, on confond ce principe avec celui, bien plus large, de la "pleine propriété de soi" et que cela cause des malentendus dans son interprétation et sa mise en œuvre. C’est pour chercher à dissiper ces malentendus que je propose ici ces quelques réflexions.

 

Le principe de "pleine propriété de soi" stipule que nous avons le droit de nous servir de notre corps comme si c’était une "chose" dont nous avons la possession, et d’en faire ainsi ce que nous voulons, tandis que personne n’a le droit de s’en servir sans notre consentement. Celui de "libre disposition de soi" renvoie seulement à l’idée que nous sommes des personnes capables d’agir de façon autonome, dont les choix réfléchis concernant soi-même doivent être respectés. Si l’on s’en tient à ces définitions, on saisit facilement en quoi ces principes diffèrent et aussi que, contrairement au principe de "libre disposition", celui de "pleine propriété" pèche par son abstraction. En effet, si nous pouvons aisément faire l’expérience d’une certaine autonomie, expérimenter la "pleine propriété de soi" semble bien plus complexe, voire impossible… et pas forcément souhaitable.

Peut-on en effet se rapporter à son propre corps comme à "une chose" dont on a la propriété ? Pas si sûr. Le philosophe Merleau-Ponty a bien montré pourquoi notre corps, lieu par excellence de notre rapport au monde, doit être regardé autrement que comme un objet que l'on possède. "[…] À la fois voyant et visible, lui qui regarde toutes les choses, il peut aussi se regarder, et reconnaître dans ce qu'il voit l'autre côté de sa puissance voyante" (L'Œil et l'Esprit, 1960). En se voyant "voyant", en se touchant "touchant", le corps est bien davantage un medium qui nous donne accès au monde en entrant en relation avec autre que soi qu'une "chose" qui nous appartient. Autrement dit, le corps nous dévoile le monde comme doté de sens, commun et partagé. C'est pour cela, d'ailleurs, qu'on lui doit attention, respect et soin (care) en toutes circonstances.

C’est ici alors qu’on peut faire un lien avec l’autre principe cité plus haut, celui de "libre disposition", car ce principe trouve à mon sens sa justification précisément dans la façon de concevoir le corps que nous venons d’évoquer. Pourquoi devrions-nous respecter l’autonomie de chacun ainsi que sa liberté, sinon parce que chaque personne est unique dans l’approche du monde rendue possible par son corps ? Alors, oui, reconnaître que chacun a le droit de choisir en toute autonomie en ce qui concerne son corps est légitime. Le problème est que trop souvent on confond l’"autonomie" avec l’"indépendance" et l’absence de contrainte, et on retombe ainsi dans une notion abstraite. Car, qui peut se targuer de faire l’expérience de l’autonomie dans le sens de "pleine indépendance" ?

L’indépendance absolue nécessite une transparence à soi rendue impossible par le fait d’être des individus incarnés, émotionnels et relationnels. Des expériences humaines très significatives le témoignent d’ailleurs, car nos sentiments d’amour, de tendresse, mais aussi de douleur et de tristesse, nous rappellent sans cesse que nos existences sont imbriquées avec celles des autres et qu’elles évoluent dans un environnement donné. La recherche de notre autonomie doit s’accommoder de ces contraintes et ne peut donc jamais se traduire en pure recherche d’indépendance.

Tout cela nous porte à conclure que le principe de la "libre disposition de soi", constitue un critère légitime de décision qu’il faut soigner et respecter. Mais ce principe ne doit pas être assimilé à celui de pleine propriété de soi et de son corps car, contrairement à celui-ci, il repose sur le fait que nous sommes des êtres relationnels, inscrits dans un environnement donné, se construisant grâce à l’appartenance à un monde commun. Ce qui lui impose de fixer des limites pour guider nos choix, afin que personne ne puisse prétendre faire de son corps un "objet" dont il peut disposer à sa guise. Aussi bien du sien propre que de celui d’autrui.

Source : La Libre