"Nous devons garder notre expertise unique "
Publié
le
29 juin 2020
dans
Géopolitique
par
Renier
Nijskens
(Interview réalisée par François Janne d'Othée, Journaliste)
L'indépendance chaotique du Congo et le sort funeste du Premier ministre Patrice Lumumba restent-ils en filigrane des soixante années de relations entre la Belgique et le Congo ?
Non. Même Laurent-Désiré Kabila ne m'a jamais parlé de Lumumba. A l'époque de Mobutu, on ne l'évoquait pas non plus car celui-ci voyait en Lumumba un obstacle pour ses projets personnels de pouvoir. A l'époque des Kabila, père et fils, on commémorait sa fin tragique mais c'était un rituel qui ne dépassait pas un certain cercle. Lumumba est un personnage qui a été grandi par son assassinat. Car ce premier Premier ministre du Congo indépendant était contesté, et s'était bagarré avec le président Kasa-Vubu. De plus, il y a eu des horreurs commises en son nom au temps de la rébellion Simba, avec des dizaines de milliers de Congolais tués, et de nombreux expatriés sommairement abattus.
Pourtant, les personnages de Lumumba et de Léopold II reviennent attiser des passions en sens contraire en Belgique. Ce sont donc des débats périphériques ?
Absolument. Le contentieux historique n'apparaît que lorsque les relations se tendent. En dehors, personne ne les évoque. Sauf certains historiens qui évoluent en fonction des régimes, comme Elikia M'Bokolo qui, pour plaire à Joseph Kabila, est allé jusqu'à inventer que la période de Léopold II correspondait à un génocide. Certes, dans certaines régions, des abus ont atteint des proportions inacceptables qu'une commission d'enquête internationale, diligentée par Léopold II lui-même, a documentées sans fard, et qui ont conduit à des réformes. Mais tout de même, si tout est imputable à la colonisation, comment expliquer que Belges et Congolais ont réussi à transformer un pays sans infrastructures en l'une des principales économies émergentes, avec un PIB supérieur à celui de la Corée du Sud ou du Canada à l'époque ?
Reste que Lumumba, dans son célèbre discours face au roi Baudouin, a fustigé le colonisateur, en pointant " les ironies, les insultes, les coups que nous devions subir matin, midi et soir, parce que nous étions des nègres "...
Ce discours fut un choc violent. Il a conforté ceux qui avaient détecté en Patrice Lumumba un sentiment de revanche antibelge, qui contrastait avec ses paroles bienveillantes d'avant l'indépendance. Le rôle de son conseiller Jean Van Lierde n'est pas à sousestimer. Celui-ci avait pu consulter à l'avance le discours du roi Baudouin et avait convaincu Lumumba de s'inscrire en faux contre la vision positive de la période coloniale. Il n'a pas saisi que ses paroles auraient un effet désastreux. Son assassinat, le 17 janvier 1961, a bénéficié de complicités américaines et, comme en a conclu la commission belge d'enquête parlementaire en 2003, d'une responsabilité morale de la Belgique. Mais sans qu'aucune autorité belge ne fût directement impliquée dans cette liquidation, fut décidée et exécutée par des autorités katangaises et congolaises.
Le règne de Joseph-Désiré Mobutu, devenu Mobutu Sese Seko par la grâce de l'" authenticité ", a été long de trente-deux ans. Parce qu'il a réussi à vendre sa devise " Moi ou le chaos " ?
Le coup d'Etat en 1965 est accueilli avec soulagement car Mobutu remet de l'ordre, il tient un discours d'avenir prospère et de relations stables avec la Belgique. Notre pays a réussi à se couler dans un discours d'égalité, d'Etat à Etat. Pour preuve, lorsque Mobutu a décidé de nationaliser l'Union minière du Haut-Katanga, la Belgique a accepté. Si elle avait voulu poursuivre le paternalisme et la domination, elle aurait agi comme la France avec l'union financière... Les relations sont au beau fixe et culminent avec le fameux voyage de Baudouin et Fabiola en 1970. C'est alors qu'intervient une première fissure interne congolaise. Lorsque le dimanche, nos souverains accompagnent Mobutu à la messe, le cardinal Malula dénonce à mots couverts la pauvreté croissante qui s'installe dans le pays. Mobutu, vert de rage, s'en prendra à Malula et précipitera la révolution culturelle, en supprimant Noël, les noms de baptême, etc. En Belgique, on n'a pas vu directement que l'homme venait de changer.
Survient alors ce coup de tonnerre de la zaïrianisation. Un second coup de massue sur les Belges après la décolonisation ?
Le 27 octobre 1971, le Congo devient Zaïre au nom de l'authenticité. C'est paradoxal, car Mobutu gommait un nom local pour le remplacer par un nom européen, donné au fleuve Congo par l'explorateur portugais Diego Cão. En 1973, c'est la zaïrianisation des entreprises, soi-disant afin de se démarquer de l'influence belge. C'était en réalité un hold-up pour financer ses besoins inassouvissables d'argent et de puissance. Ce sera le prélude à la ruine d'entreprises privées (brasseries, huileries, plantations, ranches d'élevage, etc...), voire à leur démantèlement. En fait, personne ne voyait comment le pays pourrait s'en sortir face à la corruption, au pouvoir arbitraire, à la centralisation de toutes les richesses, tandis que le peuple, abandonné à son sort - le fameux " article 15 " : " Débrouillez-vous " -, était maintenu en brigades chantantes et dansantes à la gloire du chef. Mobutu a bien tenté de faire machine arrière, mais c'était trop tard. Les outils étaient dilapidés et la confiance volatilisée. D'autant que débutait un autre hold-up, celui sur les pensions que la Belgique allouait aux anciens combattants congolais.
Comment a réagi la Belgique ?
Mobutu savait exploiter mieux que quiconque les séquelles de la colonisation. A l'époque, on trouvait normal que le Zaïre, comme tant d'autres pays, reprenne la main. De 1976 à 1978, j'étais affecté à la section économique de notre ambassade à Kinshasa, et on était aux prises avec des centaines de dossiers. Mais dans les milieux liés au Congo, il y avait une volonté de surmonter cela. En 1977, je me rappelle la visite de Paul-Emile Corbiau, gouverneur de la Société générale de Belgique, et de Raymond Pulinckx, de la FEB. Je leur avais préparé des notes, mais ma hiérarchie m'a prié d'enlever tout ce qui était critique... J'avais notamment écrit que le pays n'entretenait aucune infrastructure, et que celles-ci disparaîtraient dans un avenir prévisible. Dans la presse belge, le ton n'était plus à la compréhension des " spécificités bantoues ", mais à la clairvoyance face à un pays en perdition.
Cela n'a pas empêché Wilfried Martens de lancer son fameux cri du coeur : " J'aime ce pays, sa population et ses dirigeants ", prononcé en 1981 au barrage d'Inga...
Ce cri du coeur a choqué. On m'a dit que Martens s'est laissé emporter par le charme incomparable de l'accueil, depuis l'avion avec les centaines de danseuses, les cortèges... Cela lui a échappé, et on le lui reprochera longtemps. A sa décharge, rappelons qu'à l'époque, on continue à voir dans Mobutu un garant contre le chaos, et un rempart contre l'Union soviétique. En 1975 déjà, pour contenir l'influence de Moscou et la montée du Mouvement populaire de la libération de l'Angola (MPLA), Henry Kissinger déclarait : " Mobutu is a bloody bastard, but he is our only hope. "
La crise de la dette sera un autre point d'achoppement. On se rappellera la fameuse phrase de Mobutu prononcée en 1988 : " J'attendais des amis, j'ai trouvé des comptables "...
Mobutu, chroniquement à court d'argent frais, comptait sur Martens pour obtenir un allègement de la dette et un plaidoyer auprès des bailleurs de fonds. Mais la Belgique, désillusionnée, ne consentait à annuler que quelques annuités. Mobutu s'est énervé. Et c'est là qu'il a dit la fameuse phrase... Tindemans, qui était devenu ministre des Affaires étrangères, a ensuite fait une visite impromptue à Kinshasa, à l'insu de Martens, pour tenter de rabibocher les deux pays. Mais Mobutu l'a éconduit aussi car Tindemans n'avait rien à proposer... Si à l'époque la Belgique s'est montrée chiche, elle a plus tard prouvé qu'elle pouvait se montrer généreuse et créative dans son appui : lorsqu'en 2002, le Congo a été tenu d'apurer ses arriérés auprès des institutions de Bretton Woods pour obtenir de nouveaux crédits, la Banque nationale de Belgique, sous l'impulsion de Fons Verplaetse, a monté une discrète opération de l'ordre de 700 millions de dollars, permettant le versement de nouvelles tranches au Congo.
A la fin de la guerre froide, Mobutu est déstabilisé. Il perd son rôle stratégique, son ami Ceausescu est exécuté, il prend peur, annonce le multipartisme... et continue de s'en prendre à la Belgique. Le massacre de Lubumbashi en 1990 fut-il le déclencheur de la rupture totale de la coopération ?
La relation bilatérale était déjà fortement détériorée. C'est une constante depuis 1960 : quand le régime congolais est acculé face à son peuple, la Belgique est le souffre-douleur préféré. La demande, par Mark Eyskens, d'une commission d'enquête internationale sur Lubumbashi n'a fait qu'envenimer les choses. Mobutu a décrété la fin de la coopération et le renvoi de tous les coopérants belges qui ne dépendaient pas de l'Etat zaïrois. Il a fallu la médiation du roi Hassan II pour que les relations diplomatiques ne soient pas rompues. Mark Eyskens et son homologue Nguz-a-Karl I Bond se sont rencontrés à Rabat. Ce qui permit par après à Mobutu et Martens de conclure un accord longtemps gardé secret. A partir de 1988, ce sont les spasmes de la fin de règne. Mobutu se trouve soit sur son bateau, le Kamanyola, soit à Gbadolite, car il ne supporte pas Kinshasa et ses marches hostiles, notamment des chrétiens. Des émeutes et des pillages surviennent à Kinshasa en 1991 et 1993, obligeant la Belgique à organiser des évacuations. Le divorce était consommé avec Bruxelles. En 1993, la reine Fabiola s'est opposée à la présence de Mobutu aux obsèques du roi Baudouin.
Le génocide des Tutsis au Rwanda, en 1994, va indirectement mener trois ans plus tard à la chute d'un régime moribond. Face à Laurent-Désiré Kabila, quelle partition a joué la Belgique au milieu des grandes puissances ?
Pour la Belgique, il s'agissait de veiller à contribuer à stabiliser dès que possible cette région qui était devenue source de tensions et de désordres menaçant de renouveler la tragédie rwandaise de 1994. La concertation était permanente entre Bruxelles, Washington et Paris. La Belgique avait décidé de larguer Mobutu, qui soutenait les forces déchues du Rwanda. Paris faisait le maximum pour le garder au pouvoir, mais on savait que c'était peine perdue. Les Américains suivaient tout cela sous l'angle des connexions communistes de Laurent-Désiré Kabila, porte-parole de l'Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo (AFDL, rébellion). Nous avions choisi de ne pas entrer en contact avec lui dès le début. C'est quand ses troupes sont arrivées à Kisangani que mon collègue Christian Monnoyer est allé à sa rencontre. A l'époque, j'étais affecté en Ouganda, et je savais que Kampala comptait appuyer discrètement l'AFDL. Pour résumer, nous avions un double sentiment. De soulagement face à l'éviction de Mobutu. Et d'effarement quand Kabila a nommé comme partenaires privilégiés la Libye, la Corée du Nord et Cuba.
Laurent-Désiré Kabila est assassiné en 2001, son fils Joseph prend le pouvoir. Au début, Louis Michel le soutient chaudement. Mais en 2008, Karel De Gucht, qui lui a succédé, dénonce la " corruption des élites congolaises ". C'est à nouveau le syndrome Mobutu qui frappe nos relations ?
Comme Mobutu, Joseph Kabila n'a pas accepté les critiques, et a fait valoir la " souveraineté " du pays pour tenter de les esquiver. Or, personne n'était dupe de l'orientation kleptocratique du régime Kabila, qui cherchait à consolider son propre pouvoir et à se constituer un magot sur le dos de la reconstruction. Les partenaires internationaux étaient fortement impliqués dans la réforme du secteur de la sécurité et l'incorporation des ex-rebelles. Mais le régime n'y prêtait qu'une vague attention, tout en laissant le désordre persister dans le Kivu. C'est également l'époque de 'deals' opaques sur les ressources minières, des fameux " contrats chinois " et de la montée en puissance de Dan Gertler, expert en montages juteux, pour lui-même d'abord. Les Panama Papers ont levé plus tard un bout du voile, bien vite retombé au Congo où la justice était priée de fermer les yeux. Une étude récente de la Banque mondiale révèle en outre une corrélation assez directe entre l'apport de fonds de la Banque et l'exportation de capitaux vers les paradis fiscaux...
Les ministres belges des Affaires étrangères ont eu des approches différentes à l'égard du Congo. Comment les classeriez-vous ?
Parmi ceux qui se sont vraiment impliqués, je citerais les ministres Leo Tindemans (CD&V), Mark Eyskens (CD&V), Willy Claes (SP-A), Louis Michel (MR), Karel De Gucht (OpenVLD), et bien sûr, Didier Reynders (MR). D'autres avaient amorcé des politiques mais leur mandat a été trop court, comme Frank Vandenbroucke (SP-A) et Steven Vanackere (CD&V), pour les mettre en oeuvre pleinement. N'oublions pas non plus les ministres de la Défense, de la Coopération et des titulaires d'autres portefeuilles qui ont été proches, et le sont encore. Le moins impliqué me semble avoir été Eric De Rycke (SP-A), devenu ministre des Affaires étrangères par circonstance, après la démission forcée de Frank Vandenbroucke. Cela dit, la politique menée par la Belgique au Congo a toujours fait l'objet de débats parlementaires et obtenu les appuis majoritaires. C'était le cas de la politique de réengagement prônée par Louis Michel dès son avènement comme ministre en 1999, c'était le cas de la politique de réserve menée par Karel De Gucht, de la politique pragmatique mais basée sur des principes fermes menée par les ministres Vanackere, ensuite Reynders. Le Parlement quasi unanime l'a soutenu face aux velléités acharnées de Joseph Kabila de se maintenir au-delà de son deuxième mandat.
Avec Félix Tshisekedi, est-on reparti sur de nouvelles bases ?
La normalisation des relations avec le président Tshisekedi après son investiture relève de la realpolitik. D'une part, le nouveau président avait d'emblée, dans son discours inaugural, marqué son estime pour la Belgique et son intention de mettre fin aux sanctions et au cycle des relations en dents de scie. D'où notre politique de neutralité bienveillante dès le départ. D'autre part, la population congolaise n'a pas réagi au contournement du verdict électoral, qui désignait plutôt Martin Fayulu comme vainqueur. En outre, l'Afrique a adoubé le nouveau pouvoir. Le premier entretien de Didier Reynders avec le président Tshisekedi s'est passé le 4 avril 2019 à Washington, où le ministre a annoncé qu'il tournait la page. Ensuite, j'ai été dépêché début mai 2019 à Kinshasa, accompagné du général-major Philippe Boucke, qui a été l'aide du camp du roi Philippe, pour sceller la normalisation et préparer la visite officielle qui a eu lieu en septembre 2019. Je note ici que le chef de l'Etat congolais a tenu à réserver à la Belgique sa première visite officielle en Europe.
Faut-il maintenir des relations de proximité avec le Congo ?
Aujourd'hui, certains, surtout en Flandre, voudraient que la Belgique refasse le point sur ses intérêts immédiats prioritaires en Afrique. Pourquoi ? A cause de l'impact de la crise au Sahel, sur les plans du terrorisme et de la migration. Or, une implication plus importante de la Belgique au Sahel, au détriment d'un engagement continué en Afrique centrale, nous ferait perdre des atouts précieux au niveau international. Au Sahel, nous ne serions jamais qu'à la remorque des Français, alors qu'entre-temps nous aurions perdu notre expertise unique sur l'Afrique centrale. Au-delà des vicissitudes, notre pays bénéficie auprès de la population congolaise d'un capital de sympathie unique. Aucune région du monde, et si on y ajoute le Rwanda et le Burundi, n'a autant de liens avec des Belges jusque dans les villages les plus reculés. L'émergence d'une diaspora de plus en plus active contribue encore à entretenir et développer cette proximité.
Source : Le Vif