Le mode de vie européen : et si on en discutait ?

Publié le 17 septembre 2019
dans Europe
par Jean-Louis Hanff

Le mode de vie européen : et si on en discutait ?

Cette nouvelle présidence de la Commission sera décidément historique. Parfaite polyglotte, née à Bruxelles, Ursula Von der Leyen est la première femme à exercer cette fonction. Alors que ses discours et la vision qu’elle proposait allaient dans le sens d’un rassemblement des européens au-delà des tendances partisanes, la désignation d’un commissaire chargé de la « protection du mode de vie européen » (jadis nommé « Migrations, Affaires intérieures et Citoyenneté ») a fait couler beaucoup d’encre. Si le fait de rebaptiser le portefeuille précédent par cet intitulé peut légitimement faire polémique, il n’en demeure pas moins qu’il amène sur la table une question cruciale : Existe-t-il un « mode de vie européen » ?

Mes voyages hors du sol européen, en Amérique du Nord et Latine où habite ma famille, ou en Afrique où je suis né, m’ont fait découvrir un fait curieux : aux yeux du monde, nous ne sommes pas d’abord « wallon », « flamand », « bruxellois », « belge », « luxembourgeois » ou « polonais », mais bien européens, quelle que soit notre origine ! Beaucoup de personnes d’origine immigrée revenant dans leur pays d’origine vivent l’expérience d’être« étrangers » ici et européens « là-bas ». Ce simple constat anthropologique relève bien plus que de l’anecdote, surtout à l’heure actuelle.

Revenons à Ursula Von der Leyen. Elle se serait vue reprocher de « donner des gages » aux populistes et aux États de Visegrad, les mêmes qui s’opposent pourtant farouchement à toute réforme du règlement dit de Dublin. La promesse centrale de la future Commission est de s’atteler à une meilleure répartition de la charge de l’accueil au sein de l’Union européenne, et de mieux aider les pays les plus exposés à l’immigration : l’Italie, la Grèce, et l’Espagne. Or la Pologne et la Hongrie sont opposés à tout mécanisme de solidarité. Dans ce contexte, parler d’un mode de vie européen peut devenir une opportunité pour comprendre qu’il y a une civilisation européenne et un style de vie marqué par des valeurs et des principes appelés à être partagés et transmis pour vivre ensemble, plutôt que de se limiter à une approche sécuritaire de défense de frontières.

Pour ma part, j’ose croire que nous partageons bel et bien des valeurs communes: la liberté, l’égalité, la démocratie et le respect de la dignité humaine. Ces valeurs découlent d’héritages qui ont façonné le devenir européen : apports greco-romains et chrétiens, mais également de la Renaissance et des Lumières. Cette expérience, purement européenne, doit être une voie  d’inclusion pour un vrai vivre ensemble plutôt qu’un outil de «rejet de l’autre». Antoine Arjanovsky, directeur de recherche au Collège des Bernardins, indique justement que pour éviter que les populistes soient les seuls à parler d’identité européenne, il faut être en mesure de dire qu’il y a bien un mode de vie européen qui soit sensible à la question sociale. Jacques Delors lui-même affirmait :«Si nous pensons en Europe que dans notre patrimoine il y a des éléments essentiels pour l’existence humaine, une certaine conception de la liberté, d’un État qui ne submerge pas les citoyens, d’un individu qui pense à la collectivité, alors l’Europe a son mot à dire et elle peut non seulement défendre son mode de vie, sa liberté mais, à nouveau, apporter quelque chose au monde ».

En ce sens, Jean-Claude Juncker a sans doute raison lorsqu’il indique qu’«accepter ceux qui viennent de loin fait partie du mode de vie européen ». Car ce dernier, comme l’a bien rappelé Von der Leyen, ne consiste-t-il pas aussi en l’accueil des nécessiteux et la dignité de chaque personne? Notre nouvelle présidente de la Commission n’a-t-elle pas elle-même hébergée dans sa famille un jeune réfugié syrien de 19 ans? Ce débat ne peut ni ne doit donc être interprété comme une volonté de repli mais bien comme réelle opportunité de maintenir vivant l’esprit même de l’Europe dans ce qu’elle a de meilleur.

Songeons à l’évolution de ce qu’on appeler, sans pudeur de langage, le “mode de vie américain”. Ce mythe de l’american way of life n’a en fait réellement émergée que dans les années trente et il est centré sur la libre entreprise, la liberté et la recherche du bonheur.  Life, Liberty and Pursuit of Happiness : le rêve américain résumé en trois mots. C'était la somme de ce qui distinguait les États-Unis du reste du monde. Mais la beauté et la force du concept viennent de sa flexibilité. L’ american way of life pourrait s’étendre à des valeurs plus récentes, telles que l’individualisme farouche et le consumérisme, ou encore, dans une perspective plus ludique, aux hot dogs et au baseball. C’est sans doute aussi une manière, originale et flexible, de voir un new yorkais, un texan ou un hawaiien comme étant tous américains, divers mais unis par quelque chose de commun.

L'Europe doit se construire sa propre mythologie. Et cela implique qu’il faut tracer des lignes de démarcation entre l’Europe et la non-Europe. Cela ne signifie pas fermer les frontières aux réfugiés fuyant la guerre et la destruction, ni sombrer dans les cauchemars collectivistes et racistes du passé. Mais cela implique que l'UE a besoin d'un ensemble de valeurs cruciales et même d'éléments apparemment insignifiants pouvant être identifiés comme européens. L’Europe doit pouvoir, plus que jamais, affirmer que la diversité linguistique, religieuse et ethnique est parfaitement européenne. Il en va de même, pour en revenir à la gastronomie, des gaufres, de la polenta, de la sangria, du pierogi, de la fondue au fromage, de l'arancini, de la moussaka, du goulash et de la currywurst. Il en va de même du football - du vrai, pas de ce que font les Américains. Parler cinq langues dans un groupe de quatre amis est également européen.

Je crois en une certaine idée d’Europe basée sur une communauté de principes démocratiques, sociaux, économiques, culturels et il me paraît important de construire un narratif original qui ne se limite pas simplement à un éloge de la diversité. Le projet européen est en face d’une possibilité unique : il est appelé, comme l’invite Jean-Dominique Giuliani, président de la Fondation Robert Schuman, à « se projeter dans l'avenir, à se projeter dans le monde, à prendre des risques avec enthousiasme, bref tout le contraire de simplement « se protéger ». Pour cela, nous devons d'abord assumer le chemin accompli avec une fierté légitime qui seule peut fonder l'énergie que procurent le sentiment d'appartenance et l'espérance d'un même et véritable destin.

C’est par l’échange bienveillant et constructif, fondement de nos démocraties, que nous pourrons réfléchir ensemble à ce qui fait sens dans la notion de mode de vie commun à l’Europe unie dans sa diversité..