Le capitalisme est un égoïsme

Publié le 7 juin 2022
dans Démocratie & Citoyenneté , Vivre ensemble
par Jean-Baptiste Ghins

Le capitalisme est un égoïsme

Dans Naissance de la biopolitique (1979), Michel Foucault soutient que le cœur du capitalisme, au moins sous sa modalité néolibérale, est la figure de l’« entrepreneur de lui-même », ou celui qui investit en soi afin d’obtenir des gains sociaux. À l’occasion de ce court article, nous voulons creuser ce principe d’« investissement au niveau de l’homme lui-même » afin de mettre en lumière une causalité silencieusement admise, celle qui relie le plaisir éprouvé, la « satisfaction », à l’action individuelle. Le plaisir capitaliste, postulons-nous, n’est pas uniquement dû à une amélioration objective de la condition de l’entrepreneur (auquel cas le capitalisme serait un hédonisme), mais au fait qu’il se pose lui-même comme cause de cette amélioration (ce qui fait du capitalisme un égoïsme).

Platement dit, l’humain a la possibilité de lier un plaisir éprouvé en t2 à ce qu’il a fait en t1, processus au sein duquel le geste posé en amont est perçu comme cause du sentiment de bien-être advenu en aval. Le capitalisme, telle est notre hypothèse, élève cette faculté anthropologique en maxime générale de l’action de telle sorte que, dans les sociétés rongées par ce système, chacun considère essentiellement ce dont il est à l’origine.

La fiction capitaliste

Selon cette grille d’analyse, la conduite capitaliste dépasse celle vers laquelle pointe le vieil adage : « On ne peut compter que sur soi-même. » L’aphorisme volontariste indique en effet que seul ce dont on s’occupe personnellement produit l’objectif escompté. Or le capitalisme va plus loin. Il nous dit que seul ce dont on s’occupe personnellement produit notre bonheur. Cette causalité tacite semble même polluer nos relations aux autres, et ce jusqu’aux tréfonds de notre générosité. À son stade le plus moral, le mode capitaliste de l’agir sait en effet accorder à l’autre d’être source du plaisir éprouvé : j’agis de façon à rendre mon amante heureuse parce que son bonheur fait le mien. Toujours capitaliste dans sa logique, parce que basé sur l’échange dont la finalité est le plaisir du moi, ce dispositif conserve peut-être un caractère éthique, lui-même fonction de l’espace d’autonomie accordé à autrui. Néanmoins, tant que le but demeure la satisfaction de soi, le danger inhérent au capitalisme – l’exploitation – se maintient, car je peux vouloir forcer l’autre à être heureux en résultat de mes actions étant entendu que seule cette chaîne causale produit chez moi du plaisir. « Je dois être cause de ton bonheur » est l’impératif archétypal de l’abuseur figé dans un rapport capitaliste au monde. Vu sous cet angle, la fiction capitaliste repose sur une seule proposition : « Le bonheur découle du plaisir dont on est la cause. » Nier cette prémisse revient à nier, théoriquement, le capitalisme. Comment alors opérer ce renversement ?

Anticapitalisme

La proposition capitaliste suppose de croire chacun unique agent de ses multiples entreprises, conviction nécessaire pour s’attribuer le mérite de sa jouissance (d’où le mépris du capital pour les communs, la démocratie, et tout ce qui de l’ordre de toutes et tous). Dès lors, si le bonheur capitaliste repose sur le contrôle total de la suite d’événements qui, partant de mon initiative, doit me revenir sous la forme de plaisir, sa négation consistera à favoriser une intempestivité qui rendra caduque ma prétention au monopole de ce qui advient. Sortir du capitalisme implique dès lors de poser l’autre, non plus comme médiation de mon plaisir, mais comme horizon, ce qui signifie agir dans le but de le rendre libre.Puisque, comme capitaliste, je réifie l’avenir afin de m’assurer que ce que j’enclenche dans le présent me soit profitable au futur, la liberté d’autrui aura pour responsabilité d’interrompre cette glaciation de l’existence. De fait, lorsque je déleste l’autre de mes attentes, le libérant de son rôle de pivot dans mes flux d’investissements, je le laisse, toujours en même temps, me libérer à son tour, car sa liberté devient source d’évènements impromptus. Ici, l’autre n’est plus la parure dont je suis parvenu à me couvrir pour jouir en mon nom propre, il est la fracture que je laisse s’introduire à l’orée de mes prévisions. Parfois, l’action la plus significative en ce sens implique de se retirer afin d’élargir l’espace de l’inattendu. Dans nos récits d’origine, c’est peut-être le prophète Jean-Baptiste qui a le mieux résumé le credo anticapitaliste, en affirmant : « Lui, il faut qu’il grandisse ; et moi, que je diminue » (Jean 3,30).

Source : Le Comptoir