Il faut parfois admettre que la vérité judiciaire ne correspondra pas à la vérité historique

Publié le 29 mai 2022
dans Démocratie & Citoyenneté
par Patrick de le Court

Il faut parfois admettre que la vérité judiciaire ne correspondra pas à la vérité historique

Les acteurs du monde judiciaire sont régulièrement interpelés par des connaissances leur posant cette éternelle question : “comment un avocat peut-il défendre quelqu’un qui ment ?” Et l’interlocuteur enchaîne d’ordinaire en évoquant l’impossibilité à ses yeux de défendre Hitler, Poutine ou un abuseur d’enfants… Voilà qui est bien sûr perdre de vue que défendre quelqu’un, ce n’est pas épouser sa cause ni approuver ses agissements.

C’est tout à l’honneur de la profession d’avocat, sans pour autant partager les idées du client ou justifier l’horreur de sa conduite, d’éclairer le contexte des faits reprochés et de faire valoir des éléments de personnalité pouvant expliquer le fait pénalement punissable. Sans omettre le préalable essentiel : examiner si l’enquête a permis d’établir, preuves à l’appui, la culpabilité de celui à qui les faits sont imputés. L’horreur du crime conduit parfois la foule à réclamer un lynchage immédiat et il n’est pas nécessaire de remonter bien loin pour en livrer des exemples. Le droit de la défense est donc essentiel. Pour tous.

Mais quittons le domaine du pénal pour tenter de mieux cerner la relation complexe entre justice et vérité. Nombre d’entre nous ont été confrontés à certains conflits avec des voisins ou même des membres de la famille. Dans les cas extrêmes, le recours ultime sera de s’adresser aux tribunaux, les avocats y présentant la position de leurs clients respectifs. Ces points de vue sont opposés, sans quoi il n’y aurait pas de procès. Puisqu’il y a deux thèses en présence, doit-on en déduire que l’une des parties manipule la vérité au contraire de l’autre ? La réalité est souvent bien plus complexe. En général, chacun des protagonistes est sincèrement convaincu de son entier bon droit. Et chacun peut ainsi arriver, en cas de défaite, à nourrir un profond sentiment d’injustice : puisque j’avais raison, puisque ma thèse est juste, pourquoi ne l’a-t-on pas reconnue telle ?

C’est oublier qu’à supposer même que la réalité soit binaire, encore faudrait-il que le juge puisse la percevoir de cette façon. Si, par exemple, la réalité d’un fait passé est contestée, le magistrat ne dispose pas d’une machine à remonter le temps pour en vérifier l’existence. Et il forme dès lors sa conviction sur la base des éléments qui lui sont soumis. Il faut donc comprendre sinon admettre que parfois la vérité judiciaire ne correspondra pas à la vérité historique.

À titre personnel, le daltonisme me donne à cet égard un peu d’humilité. Lorsque j’aperçois des hordes de sportifs qui déambulent en vêtements de couleur fluo, je raconte qu’ils sont vêtus de jaune, alors qu’ils le sont de vert. Je dis la vérité, puisque je les vois jaunes. Ce que je dis ne correspond objectivement pas à la réalité telle que perçue par les autres, sans pourtant que je mente.

De façon plus générale, il faut admettre qu’une réalité puisse aussi être interprétée de différentes façons, le mensonge n’étant que la volonté délibérée de tronquer la vérité. Seule la vérité est nue, le mensonge possède une garde-robe à faire pâlir d’envie les reines du shopping. Nous-mêmes, nous la travestissons parfois, ne serait-ce que pour colorer une anecdote…

Il n’en demeure pas moins que la notion de vérité représente à nos yeux une valeur essentielle, dont il nous faut reconnaître le rôle régulateur. Et la guerre en Ukraine nous offre l’opportunité de nous interroger à ce propos. Si les images affreuses qui nous parviennent nous choquent, il est un autre aspect du conflit qui nous révulse en profondeur. C’est la propagande d’une mauvaise foi insigne, consistant pour l’ogre à prétendre, afin de dévorer en toute tranquillité le petit poucet, que celui-ci l’a mordu…

Force est d’ailleurs de constater que les “fake news” ont envahi la planète entière, banalisant en tous domaines le procédé.

Et le pire est que, dans cette jungle médiatique, bien des gens ne cherchent plus à se forger une opinion en recoupant au maximum leurs sources d’information. Non, désormais, il semble plus confortable d’adopter d’emblée un point de vue sans nuance, pour partir ensuite à la pêche aux éléments venant à l’appui de ses préjugés. Quitte à voir un complot de la part de ceux qui ne partagent pas la même opinion. Avec une agressivité croissante de part et d’autre.

Rechercher la vérité ou tenter de s’en approcher reste néanmoins un idéal. Mais celle-ci existe-t-elle, unique ? Et, si oui, est-il possible de la “détenir” ? Peut-être la vérité ne se dévoile-t-elle que dans la quête pour s’en approcher, plutôt que de consister en un illusoire aboutissement.

La question taraude depuis des siècles l’humanité. “Qu’est-ce que la vérité ?” demandait il y a 2000 ans un procurateur romain à un homme qui, face à lui, disait incarner la vérité. Peut-être est-ce là toute la différence entre l’immanence et la transcendance ? Ceci est toutefois un autre débat.

Source : La Libre