De l’empathie surgit la sympathie

Publié le 24 avril 2022
dans Démocratie & Citoyenneté , Europe , Société , Vivre ensemble
par Thomas Antoine

De l’empathie surgit la sympathie

Naguère ambassadeur en Tunisie, Argentine, Uruguay et Paraguay, au Grand-Duché de Luxembourg, Thomas Antoine a aussi été secrétaire général du Benelux. Philosophe de formation, il vient d’animer un cycle de trois conférences portant sur la construction de la paix durable, à l’initiative du Centre universitaire NotreDame de la Paix et de l’Institut Esphin de l’Université de Namur. De ses nombreux contacts à l’étranger, le diplomate retient avant tout la "grande fraternité humaine".

En effet, "les langues et les coutumes sont différentes, mais ce sont toujours les mêmes soucis et la même angoisse existentielle!", constate Thomas Antoine, convaincu que "l’identité donne du relief, elle ne sépare pas."

Pourquoi vous être lancé dans une carrière diplomatique?

J’étais parti vers l’enseignement. Mes études de philosophie répondaient à un besoin de bien poser les questions. D’un naturel curieux, je me rendais compte que celles-ci étaient souvent mal posées. Dans la diplomatie, vous avez la singularité de chaque culture et l’universalité du concert des nations. Je crois vraiment dans la famille humaine et trouve passionnant d’éviter les grands amalgames, l’embrigadement, la tentation nationaliste, avec l’idée d’une standardisation du monde. Si on se lance dans la diplomatie avec autre chose qu’une ambition personnelle, c’est de servir le bien commun et la paix. Celle-ci correspond à une anthropologie, une certaine vision de l’homme, et peut se reposer sur des manières différentes de penser. Il y en a qui sont fécondes et la paix doit donner la vie. Pour moi, l’homme de paix par excellence, c’est le Christ. Mais la paix ne se fera pas sans justice, comme le rappelle le psaume 84: ‘justice et paix s’embrassent’. L’anthropologie chrétienne a quelque chose à dire aux politiciens et aux diplomates. Assez exigeante, cette vision de l’homme peut apaiser l’humanité.

La violence est-elle constitutive de l’être humain?

C’est une grande tentation. Le rapport de force est constitutif de la nature humaine. C’est peut-être ce qui a permis à l’homme de survivre au fil des millénaires, puisqu’il devait se frotter à une nature souvent hostile et qu’il y avait de la compétition entre les groupes. Le fait d’avoir un certain potentiel d’agressivité était une garantie de survie. Celui-ci peut être utilisé de façon constructive ou destructrice. Dans la leçon d’anthropologie de la genèse, on voit que l’homme cède à la jalousie, à la rivalité. Il utilise son agressivité pour détruire l’autre.

Le ton est donné…

Il y a une tentation. Mais ce n’est pas du tout fatal ni inéluctable. Tous les efforts de la diplomatie, depuis qu’elle existe, sont de gérer ce rapport de force et de laisser une place à la dignité.

L’Union européenne est-elle garante de notre paix?

Oui, si on se tient à son projet originel. Les changements de deux paradigmes (manières, matrices, modèles de pensée) de l’UE ont permis une paix durable en Europe. Celle-ci ne durera que tant que nous nous souviendrons de ce qui a présidé à la fondation de l’UE.

Quel a été le premier moteur de l’évolution européenne?

C’est le passage du patriotisme au nationalisme. On a tendance à confondre ces deux notions, alors qu’elles sont antagonistes. Le patriotisme est l’antidote du nationalisme. Nous avons vu le plus sinistre avatar de ce dernier avec le nazisme, abject et effroyable. On a vu un peuple qui cède au mirage d’un narcissisme mortifère. Le nationalisme repose sur un mythe fallacieux, une image flatteuse qui engendre l’orgueil et la rivalité. Les rapports de force vont présider. Ce sera le droit de la force plutôt que la force du droit. On 24 avril 2022 24 avril 2022 retrouve, malheureusement, ces situations dans tous les théâtres de guerre. L’étymologie de nationalisme, c’est une surdétermination. Soit on l’assume et on se détermine par rapport à elle, soit on trouve un espace de liberté: c’est le patriotisme. Deux grandes conceptions s’opposent: la nation au sens déterministe, la patrie au sens électif. Pour Renan, la nation est un plébiscite quotidien. C’est créatif, libre et n’entre pas en rivalité avec autrui. Le patriotisme n’est pas exclusif, mais inclusif, tandis que le nationalisme l’est. Vous en êtes ou vous n’en êtes pas! Un patriote choisit d’aimer, tandis qu’un nationaliste n’a pas le choix, il se drape dans cette illusion de supériorité. Et nécessairement, cela arrive au conflit! Le patriotisme, c’est aussi de reprendre ce que l’on a de meilleur dans le passé et d’en faire le terreau pour notre avenir. Bien entendu, il ne faut pas tout prendre du passé, mais faire le tri. Les pères de l’Europe voulaient un patriotisme européen, qui n’entrait, en aucun cas, en compétition avec le patriotisme national, régional, villageois, familial.

Qu’en est-il du second paradigme?

La paix a des racines sémantiques. La paix romaine, la pax romana, reposait sur des pactes, des accords juridiquement contraignants. Ces contraintes juridiques n’étaient pas nécessairement justes. C’était, en effet, une paix imposée, qui reposait sur un rapport de force inégal. Il faut des instruments juridiques, mais aussi que ceux-ci reflètent une vision juste et digne de l’humanité. Sinon, la paix n’est pas durable, juste une trêve avant de reprendre la bagarre. La plupart des conflits en Europe procédaient d’un viol des conventions juridiques. La Belgique est un bel exemple. En 1914, les Allemands déchirent le traité de Londres de 1839 et la neutralité garantie. Une autre étymologie est hébraïque, biblique et donc judéochrétienne. Là, la paix n’est plus une abstraction, c’est un rite d’hospitalité et de salutation. Shalom vient d’un verbe hébreu, qui résonne avec une autre idée de la paix et exige un engagement de chacun. Ce n’est plus un pacte conditionnel, mais l’alliance inconditionnelle. C’est peut-être pour cela que le Brexit a d’ailleurs été un tel choc, parce que c’était une alliance qui était rejetée, un divorce, et pas simplement la dénonciation d’une convention. Cette vision de la paix est très différente, puisqu’elle repose sur une éthique, une attitude, une hospitalité réciproque, un respect profond. C’est ce que j’appelle la paix chaude.

Donc, la paix s’entretiendrait elle?

Bien sûr! Tous les jours. A commencer par soi, parce que la violence est le mépris, l’injustice, tout ce qui détruit la dignité humaine. Saint Thomas Moore a beaucoup réfléchi à la notion de la justice. Il distingue d’un côté, le prix négociable, la valeur marchande, le rapport de force et, de l’autre, la dignité, l’honneur, ce qui est sacré en l’âme et non négociable. Il faut faire la part entre les deux. Si tout est marchandise, c’est une forme d’esclavage. A l’inverse, si tout est sacré, la vie n’est plus possible non plus. La confusion entraîne le malheur. Si tout est sacré et rien n’est négociable, le conflit est éternel. Je pense aux guerres de religion. Il faut réussir à sauver le sacré, mais ne pas le mettre partout.

Pour préserver la paix, doit-on parfois refuser la guerre?

Il faut essayer d’éviter la guerre tant qu’on peut. Mais si c’est au prix de la dignité, nous avons un vrai problème. Ce n’est plus important pour notre vie à nous, mais pour l’avenir de nos enfants. Si nous nous couchons devant la contrainte qui nous rend indignes, nous léguons à nos enfants un monde indigne.

Une guerre peut-elle être qualifiée de juste?

Pour saint Thomas, il y avait trois conditions: la responsabilité du prince, une cause juste et la finalité: pour une ‘certaine’ paix. Lorsqu’on est contraint de faire la guerre, on essaie d’épargner autant que possible les vies humaines. C’est comme le principe de la légitime défense. Il faut parfois exercer une violence pour éviter une violence plus grande encore.

Comment assurer une paix durable?

Les changements de paradigme évoqués en sont la garantie. Nous devons transcender la paix juridique par une attitude d’accueil et de respect de la différence. Nous devons viser une paix chaude, où nous reconnaissons la fraternité de l’autre. L’anthropologie chrétienne est d’une richesse extraordinaire. Je regrette d’ailleurs qu’il n’y ait plus, en Belgique, un seul parti politique qui la reprenne de façon explicite. C’est dommage que notre époque commence à être amnésique.

Comment expliquez-vous cette amnésie contemporaine?

C’est à la fois depuis l’aube des temps et une hubris (NDLR – démesure) quotidienne. Notre époque est un peu triomphale, avec des choses magnifiques et extraordinaires, comme la technologie, qui relèvent encore du rapport de force. Mais l’homme ne vit pas que de pain. Il restera toujours un grand rendez-vous, celui de la mort. Pas nécessairement la nôtre, mais celle des autres.

Quel est le sens de la vie?

Tous les divertissements du monde ne pourront pas y donner de réponse, même s’ils la rendent plus agréable. Le christianisme nous donne une piste de réflexion face à cette question fondamentale du sens. La paix est la responsabilité du chrétien. Le Christ nous la donne, nous devons la transmettre.

Que vous a apporté la foi dans votre parcours personnel?

Un certain regard… C’est une histoire d’amour, un rendez-vous quotidien. Si nous n’avons pas une étoile qui nous donne le cap, cet ancrage transcendantal, alors nous devenons le jouet des circonstances.

Que pensez-vous de la citation d’Einstein: "Je ne sais pas comment sera la troisième guerre mondiale, mais je sais qu’il n’y aura plus beaucoup de monde pour voir la quatrième." ?

Il faut être très prudent dans le conflit actuel et ne pas le laisser s’étendre. Je plaide pour la diplomatie, le dialogue et la réflexion. Nous sommes passés par la même tragédie en 1939-1945. Cette paix-là exige un sacrifice énorme; il ne suffit pas de signer un bout de papier. Malgré tout, nous la devons à nos enfants. Le premier conflit dont parle la Bible est un conflit fratricide. Etre frère est une occasion merveilleuse de développer une amitié ou d’entrer en rivalité.

Quelle est donc cette malédiction mystérieuse qui nous empêche d’être en paix?La guerre en Ukraine n’est-elle pas l’occasion de remettre la diplomatie sur le devant de la scène?

La diplomatie n’a jamais cessé d’essayer. Ce conflit invite à une réflexion sur la réforme du Conseil de sécurité, la clé de voûte du système des Nations unies. Le seul organe qui a un pouvoir de contrainte, mais dont la composition reflète l’ordre du monde en 1945. L’Inde ne fait ainsi pas partie des membres permanents. Il y a une perte de pertinence et donc de légitimité. Le fait que la Russie en soit membre la préserve de toute action contraignante, sur la base d’un mandat des Nations unies.

Le Belge est habitué à composer. La Belgique serait-elle un terreau fertile pour la diplomatie?

Par essence, nous sommes un pays traversé par des tentations nationalistes, des rivalités... Il y a des efforts à faire, un plébiscite quotidien! ‘Je ne suis pas comme toi, mais avec toi’, voilà la fraternité! Nous faisons partie du même ensemble, mais nous sommes différents. A ce moment-là, la Belgique peut donner l’exemple. C’est la meilleure des pédagogies.

Avec le sens du consensus… Avec le consensus, vous ne pouvez jamais avoir tout le monde à bord. Si on l’attend, on ne fait plus rien. Dans l’Union européenne, certaines compétences sont soumises au vote à l’unanimité. En parlant de réforme institutionnelle, il faudra y augmenter le nombre de compétences qui sont soumises au vote à majorité qualifiée. Sinon, chaque pays a un pouvoir de véto, qu’il utilise comme monnaie d’échange. C’est du jeu à somme nulle. Or, l’Europe doit être un exemple et une fraternité.

Une éducation à la paix existe t-elle? Il faut le souhaiter, mais, si on oublie le passé, on se prive de l’avenir… Une paix durable et digne est un travail de tous les jours, qu’il faut commencer dans son cœur à soi.