Comment comprendre le courage des victimes des attentats?

Publié le 21 mars 2023
dans Culture , Démocratie & Citoyenneté , Vivre ensemble
par Laura Rizzerio

Comment comprendre le courage des victimes des attentats?

Ce 22 mars marque le septième anniversaire des attentats de Bruxelles. Et alors que le procès de ces attentats donne la parole aux victimes, leurs récits nous bouleversent. Et cela non seulement à cause des souvenirs douloureux qu’ils ravivent, mais aussi parce que, tout en rendant visible la souffrance endurée par les victimes ils expriment le courage dont elles font preuve. C’est comme si, malgré tout, une renaissance avait été rendue possible par la volonté des victimes de ne pas se laisser enfermer dans ce qui leur est arrivé. Leur envie de témoigner le prouve.

Mais comment comprendre leur courage, alors que les blessures subies sont irréversibles ? D’où vient aux victimes la force de témoigner, de “laisser-aller” ce qui les a si profondément marquées ?

 

Dans son essai The Human Condition (1967), la philosophe Hannah Arendt suggère une réponse. S’exprimant à propos de toute situation d’irréversibilité, là où on ne peut pas défaire ce que l’on a fait, elle affirme qu’une seule “rédemption” est possible, et qu’elle réside dans “la faculté de pardonner” (1). Et elle ajoute : “Si nous n’étions pas pardonnés, délivrés des conséquences de ce que nous avons fait, notre capacité d’agir serait comme enfermée dans un acte unique dont nous ne pourrions jamais nous relever, nous resterions à jamais victimes de ses conséquences”. Est-ce que la “renaissance” dont témoignent les victimes a affaire avec cette “faculté de pardonner” dont parle la philosophe ? La réponse est nuancée.

Si l’on identifie le fait de pardonner avec l’“oubli” de ce qui s’est produit, alors le pardon irait à l’encontre de l’exigence de justice qui anime toujours une victime. Mais Hannah Arendt ne conçoit pas le pardon de la sorte. Pour elle, “pardonner” ne signifie pas oublier le passé, ni même renoncer à la juste réparation, mais reconnaître le rôle que jouent l’action et la parole auprès de chaque être humain.

Pour la philosophe, la parole et l’action permettent à chaque être humain d’appréhender “qui” il est par-delà “ce que” ses qualités, ses capacités, ses productions ou ses œuvres disent de lui. Et cela parce que, étant toujours dirigées vers d’autres humains, nos paroles et nos actions créent un lieu où les hommes se révèlent comme des sujets, “des personnes distinctes et uniques” (p. 241). Autrement dit, grâce à leur capacité à établir constamment de nouvelles relations entre les hommes, l’agir et la parole dévoilent l’humain en ce qu’il a de plus intime et authentique, le libérant du fait de n’être que l’auteur de ses propres productions ou le substrat de ses compétences, et le rendant capable de créer du neuf dans le monde.

Mais cette condition a ses points de faiblesse, car elle expose l’agir et la parole à l’imprévisibilité et, par conséquent, à la possibilité de manquer leur but. C’est pour cela, parce que chacun, dans ce qu’il fait et ce qu’il dit peut se tromper, qu’il faut que l’on pardonne, insiste Hannah Arendt. C’est la condition pour que la vie puisse continuer.

Comprise en ce sens, la “faculté de pardonner” n’implique pas l’oubli du passé, mais la reconnaissance des manquements auxquels nos actes succombent ainsi que la volonté de ne pas y enfermer la personne. Certes, “pardonner” n’est jamais facile, surtout quand la souffrance endurée dépasse l’imaginable, mais les victimes des attentats de Bruxelles témoignent que cette capacité à “laisser-aller” le passé constitue le seul chemin pour que la vie puisse renaître, libre et créative. C’est cela qui force notre respect, mais encore plus qui questionne la valeur que nous accordons le plus souvent au sens du “pardon”.

(1) Hannah Arendt, La condition de l’homme moderne, Paris, Calman-Levy, 1983 (1961), p. 306.

Source : La Libre