À partir de quand a-t-on le devoir de déclarer la guerre?
Publié
le
18 mars 2022
dans
Géopolitique
par
Thomas
Antoine
Le conflit en Ukraine apparaît comme un tournant dans l’histoire européenne moderne : la guerre est de retour alors que nous croyions que la globalisation du commerce, la diffusion des idéaux démocratiques et la dissuasion nucléaire nous préserveraient de tels conflits. Diplomate durant trente-cinq ans, licencié en philosophie, Thomas Antoine porte un double regard sur ce tournant historique.
Interview réalisée par Bosco d'Otreppe.
Assiste-t-on à la faillite de la diplomatie ?
Non. Nous devrons trouver une porte de sortie, et celle-ci passera inévitablement par la diplomatie. Je tiens aussi à rappeler que nous assistons à une guerre aux portes de l’Union, mais pas en son sein. Et cela, grâce aux fondateurs de l’Union qui ont mis en œuvre deux changements de paradigmes qui nous apportent encore la paix aujourd’hui.
Lesquels ?
L'Union européenne est passée du nationalisme au patriotisme. Ces deux notions, souvent confondues, sont en réalité opposées. Le nationalisme est un narcissisme politique qui relève de la fatalité et qui exclut autrui : nés sur ce territoire, nous sommes donc de cette nationalité. Et si nous n'en sommes pas issus, nous ne pouvons y accéder. On ne peut choisir ses origines, mais, avec le nationalisme, on accepte qu'elles nous déterminent. Le patriotisme relève au contraire du choix. Le choix de reconnaître et d'admirer ce qui nous a précédés, mais aussi le choix d'y adhérer ou non. C'est la définition qu'en donne Renan : l'appartenance à une nation impose un "plébiscite de tous les jours" qui n'induit aucune exclusive. Le deuxième paradigme sur lequel est fondée l'Europe est une nouvelle conception de la paix.
C’est-à-dire ?
L'étymologie latine du mot paix nous renvoie à pacta, qui rappelle que la paix procède d'un accord, d'une convention, d'un traité. Mais les traités juridiques sont parfois injustes et ne sont pas suffisants pour assurer la paix. Pour définir la paix européenne, les fondateurs de l'Union sont revenus à la racine du mot hébraïque shalom, qui provient du verbe lehashlim. Ce verbe signifie compléter, accomplir, réconcilier, sans tomber dans la fusion. La nécessité de l'altérité et de l'engagement réciproque est ici soulignée. L'autre est reconnu dans sa singularité, dans son altérité salvatrice, vitale, face au narcissisme mortifère du nationalisme. L'unité ne peut alors se concevoir que dans la diversité. In concordia varietate, dit la devise de l'UE. À travers ces deux paradigmes, nous voyons comment les deux traditions intellectuelles de l'Europe enrichissent notre compréhension de ce que doit être la paix : l'approche rationnelle commande que les règles de vie en commun, que les pactes juridiques soient clairement énoncés, sans équivoque. Mais cela sans oublier également cette conscience que cette paix formelle et rationnelle ne peut tenir sans son pendant relationnel, sa dimension éthique.
À partir de quand est-il légitime de déclarer la guerre à celui qui menace ?
Si l’on s’appuie sur Thomas d’Aquin, on découvre qu’une guerre est juste si elle est le seul moyen, après avoir épuisé toutes les ressources du dialogue, de protéger le faible, de redresser une flagrante et grave injustice et de prévenir un mal plus grand encore que la guerre. La guerre de nécessité, opposée à la guerre de choix, procède de la légitime défense.
Mais comment savoir ce qui relève ou non du juste, du bien ou du mal ?
Le philosophe Thomas More distinguait les notions de pretium et de dignitas. Le pretium est négociable et conditionnel, c'est le prix des choses. La dignitas est inconditionnelle et non négociable, elle est l'honneur de l'humanité, ce sur quoi nous ne pouvons transiger. Il importe de distinguer ces deux valeurs, car leur confusion engendre la violence. Soit tout est pretium, et tout est alors relatif, l'homme n'est qu'une marchandise, une chose dont les princes disposent (c'est le matérialisme, la cupidité et la marchandisation). Soit tout est dignitas, et rien n'est négociable, tout conflit devient insoluble (c'est le fanatisme, les crimes d'honneur, les guerres de religion). Nous avons donc le devoir de réaliser un travail collectif pour établir cette distinction.
Comment penser cette distinction face à la guerre en Ukraine ?
La seule voie de sortie sera celle de la négociation, et nous devrons trouver pour cela un juste équilibre entre le manichéisme (tout est noir et tout est blanc) et le "munichéisme", c’est-à-dire l’esprit des accords de Munich, où nous nous sommes couchés devant Hitler et sa violence au nom d’une mauvaise conception de la paix. En effet, si nous devons préserver la paix par tous les moyens, nous ne pouvons céder à la loi du plus fort et renoncer à nos valeurs démocratiques et humanistes. Aujourd’hui, face à Moscou, on ne peut négocier la dignité et l’honneur du peuple ukrainien. Si la seule voie est bien la négociation - une guerre totale face à la deuxième puissance nucléaire mondiale est inenvisageable -, nous ne pourrons convenir d’un accord qui ne respecte pas l’honneur de ce peuple. La paix, si elle n’est digne, ne peut être durable.
Thomas Antoine, interrogé par le professeur de philosophie Dominique Lambert, consacre un cycle de conférences gratuites intitulé "Comment construire une paix durable ?" à l'Université de Namur. Prochaines soirées : 23 et 30 mars. Infos et inscriptions : https://events.unamur.be/event/60/
Source : La Libre